| REPORTAGE. Les églises byzantines en ruine dans la zone nord de l’îleUn patrimoine à sauver
 
 
       
 
           | Voyage au nord de Chypre, parmi les anciennes églises abandonnées qui se trouvent dans un état de dégradation avancée. Un patrimoine de la foi et de l’art qui risque de disparaître pour toujours. Un sujet sur lequel les responsables religieux de l’île ont commencé pour la première fois à dialoguer le 21 février dernier, dans l’espoir d’ouvrir une nouvelle période de détente entre la zone grecque et la zone turque. Cette rencontre a précédé de peu un autre signe important de dégel, la démolition d’une partie du mur qui divise Nicosie
 |  
 par Giovanni Ricciardi
 
 
            C’est au 3 juillet 2006 que remonte la résolution par laquelle      le Parlement européen a dénoncé officiellement, pour      la première fois, l’état de dégradation du patrimoine artistique et      culturel du nord de Chypre, occupé depuis 32 ans par l’armée turque, et      les spoliations systématiques dont il est l’objet. Tassos Papadopoulos, le      président de la République de Chypre, a voulu rendre      personnellement visite à Benoît XVI le 10 novembre dernier et      lui présenter un album de photos qui témoigne de la      gravité du problème.  
 
Les images que 30Jours propose ici sont en grande partie inédites. En effet,      les habitants gréco-chypriotes de l’île ne sont      autorisés que depuis 2003 à traverser la ligne de      frontière entre la République de Chypre et la zone soumise au      contrôle turc. Depuis lors, les principales institutions culturelles      du pays, comme par exemple le musée byzantin de la fondation      “Archevêque Makarios III” et le musée du      monastère de Kikkos, s’emploient à faire un état      des lieux et sont arrivées à constituer un fonds      d’archives de presque vingt mille photographies numériques      relatives aux cinq cents églises byzantines environ et aux dix sept      monastères qui, situés dans le nord de l’ile, couvrent      une période allant de la période      paléochrétienne à l’âge moderne, en      passant par l’époque byzantine, par celle de la domination      française (XIe-XIIe siècle) et de la domination vénitienne (XVe-XVIe siècle): un      patrimoine artistique d’une valeur exceptionnelle, en grande partie      perdu ou dégradé. Ces images montrent l’urgence      d’une intervention de sauvegarde, qui préserve      l’héritage historique, culturel et religieux de cette      région. Ce matériel est devenu accessible grâce      à Ioannis Eliades, responsable du musée byzantin de Nicosie,      et à Charalampos Chotzakoglou, professeur d’Histoire de      l’art byzantin à l’Université      d’Athènes, et il a fait l’objet d’une exposition      photographique itinérante, qui devrait être      présentée dans toutes les capitales de l’Union      européenne.     |  
 |       | 
    |  
 |      | 
        | Ce qui reste de l’église Saint-Nicolas (XVe siècle) à Trachonas, non loin de Nicosie 
 |  |  |  
 |       |  
 |  
 Un peu d’histoire
 Après avoir débarqué dans le nord      de l’île, le 20 juillet 1974, les troupes turques      arrivèrent rapidement à contrôler un tiers du pays.      Quelques années plus tard, en 1983, cette partie de      l’île s’autoproclamait “République turque du      Nord de Chypre”, une entité qui n’a jamais      été légitimée par la communauté      internationale et qui n’est reconnue que par Ankara.      Aujourd’hui encore, ce territoire, qui a à peine plus de trois      mille kilomètres carrés, est surveillé par quarante      mille soldats et est divisé du reste de l’île par une      longue ligne de fils de fers barbelés – placée sous le      contrôle des casques bleus de l’ONU. Ces barbelés      divisent désormais physiquement aussi les deux principales ethnies      qui ont coexisté dans l’île pendant des siècles:      les gréco-chypriotes, de religion orthodoxe (82%, de la population,      avec quelques minorités latine, maronite et arménienne), et      les turco-chypriotes, musulmans (18%), qui descendent en partie des      Ottomans qui ont gouverné Chypre de 1571 à 1878 et en partie      des grecs ou des latins qui se sont convertis à l’islam      pendant la domination de la Sublime Porte.
 Aux groupes ethniques originaires de Chypre, se sont      ajoutés dans les trente dernières années cent soixante      mille colons d’Anatolie centrale envoyés par le gouvernement      turc. L’arrivée de ces derniers a modifié la      composition démographique de la région, mettant en      minorité les Turco-chypriotes eux-mêmes, lesquels ont      désormais tendance à émigrer aux États-Unis, en      Grande-Bretagne et en Australie: une hémorragie qui a fait passer      leur nombre de cent trente cinq mille à quatre-vingt mille.
 
 
 
 
Les premiers pas du dialogue     |  
 |       |  
 | 
    |  
 |      | 
        | La fresque représentant les saints Andronikos et Atanasia dans l’église Saint-Andronikos à Kythrea. Elle est l’une des rares qui soit restée à sa place après le saccage et l’effondrement du toit 
 |  |  |       |  
 |  Le problème était resté sur le      papier jusqu’à la fin des années Quatre-vingt-dix, en      dépit des nombreuses résolutions de l’ONU demandant le      retrait des troupes turques et la réunification du pays. Mais      lorsque la candidature de Chypre à l’Union européenne      fut accueillie, en 1999, de longs pourparlers commencèrent sous      l’égide de l’ONU pour trouver une solution      négociée avant que l’île n’entre de plein      droit en Europe. Le secrétaire général de l’ONU,      Kofi Annan, se chargea de mener les négociations, mais sa      proposition finale fut rejetée par le référendum      populaire du 24 avril 2004. Ce qui n’empêcha pas l’Union      européenne d’accepter, une semaine plus tard,      l’entrée de Chypre comme État comprenant aussi le nord      de l’île, dans lequel reste encore en suspens l’Acquis communautaire, à      savoir l’ensemble de règles et de conventions acceptées      par les États membres. Les parties ne se sont engagées      à reprendre le dialogue qu’en juillet dernier, mais seulement      au niveau technique. Le dialogue politique, lui, a encore des      difficultés à décoller.
 
 Deux communautés recommencent à se      rencontrer
 Les négociations de l’ONU ont cependant      mené à un résultat concret très important,      à savoir l’ouverture, en 2003, de certains points de passage      entre les deux parties de l’île qui étaient jusque      là complètement séparées. Depuis cette date, on      a enregistré onze millions de passages. Les deux communautés      ont recommencé à se rencontrer. Les échanges      commerciaux se multiplient, des journaux bilingues commencent à      paraître, la télévision transmet des débats      entre les différents responsables politiques et religieux. De      nombreux Turco-chypriotes se rendent dans le sud, ils obtiennent le      passeport européen et la couverture sanitaire gratuite, qui leur est      garantie en tant que citoyens de plein droit de l’Union      européenne, ce qui n’est pas le cas des colons turcs. En      dépit des nombreux problèmes non résolus et des      contentieux ouverts sur la question des propriétés      individuelles et des personnes qui ont disparu pendant la guerre et dont on      ne sait plus rien depuis 1974, il n’est pas exclu que la coexistence      soit désormais possible, dans la perspective encore      indéterminée d’une réunification de      l’île sous forme fédérale.
 Les Gréco-chypriotes, eux aussi, franchissent      souvent les passages. Ils reviennent voir, en un pèlerinage souvent      douloureux, les lieux de leur enfance, leur maison natale,      l’église de leur village. Le 30 novembre dernier, pour la      quatrième fois, ils se sont égaillés par milliers sur      la route du sanctuaire Saint-André apôtre, sur la pointe      extrême de la péninsule de Karpas, pour vénérer      leur protecteur. Saint-André est l’une des très rares      églises du nord qui soit encore en fonction et pour lesquelles      l’USAID (Agence américaine pour le Développement      International) a mis en place un programme de restauration, ce qui      n’est pas le cas des autres édifices religieux du nord.
 
 
 
 
La situation des églises     |  
 |       | 
    |  
 |      | 
        | Le monastère maronite du prophète Élie à Skylloura, actuellement détruit et utilisé comme abri pour les animaux 
 |  |  |  
 |       |  
 |  Depuis 1974, il n’y a plus dans le nord que      quatre ou cinq églises qui soient encore en fonction.      Soixante-dix-sept églises ont été transformées      en mosquées, après avoir été spoliées de      toutes leurs icônes et de leurs ornements sacrés; les autres      ont été saccagées ou même détruites,      utilisées comme abris pour les animaux, comme remises, garages,      dépôts d’armes, morgues, hôtels, galeries      d’art, night clubs, à moins qu’elles n’aient      été tout simplement abandonnées à leur sort;      sans parler des cinquante édifices sacrés dont on ne sait pas      encore en quel état ils sont parce qu’ils se trouvent à      l’intérieur de zones directement placées sous      contrôle militaire, ni d’autres qui ont été      démolis. Les nombreux sites archéologiques de cette zone ont      subi, eux aussi, des vols et des spoliations. Commencés dès      1974, les vols et la vente de mosaïques, de fresques, de milliers      d’icônes sur le marché international clandestin      d’œuvres d’art, ont de quoi inquiéter. Il y avait      environ vingt mille icônes, et elles ont pratiquement toutes disparu      aujourd’hui. Ce phénomène, malheureusement      répandu dans de nombreuses régions du Moyen-Orient      ravagées par la guerre, est devenu systématique au nord de      Chypre depuis 1974, et ses graves conséquences sautent aux yeux.
 L’un des exemples les plus éclatants est      celui de l’église de Panagia Kanakaria, dans laquelle se      trouvait une œuvre d’art d’une valeur inestimable. Sa      mosaïque absidiale, qui remontait à l’époque de      Justinien (on la date des années 525-530), figurait parmi les      rarissimes images qui aient échappé, dans la      Méditerranée orientale, à la furie des iconoclastes;      or elle a été retirée de son support et      partagée en morceaux en 1979. Elle représentait le Christ      dans les bras de la Vierge assise sur un trône, entourée des      archanges Michel et Gabriel et de treize médaillons      représentant le visage du Christ et des apôtres. On en a      retrouvé quatre morceaux en Europe, en 1988. Un marchand d’art      turc, Aydin Dikmen, les avait proposés à l’antiquaire      américaine Peggy Goldberg, concluant l’affaire pour un million      de dollars. L’antiquaire se mit en contact avec Marion True,      directrice du musée Paul Getty de Malibù, par      l’intermédiaire de l’archiduc Geza de Habsbourg et de sa      salle de vente de Genève, pour revendre les mosaïques au prix      de vingt millions de dollars. Mais le musée avertit les      autorités judiciaires américaines et l’Église      chypriote. Aujourd’hui, ces pièces, restituées par la      magistrature américaine à leur légitime      propriétaire, sont exposées au Musée byzantin de      Nicosie. Mais le reste de la mosaïque est introuvable, et il faut      espérer que le procédé rudimentaire utilisé      pour détacher la mosaïque de la paroi n’a pas      détruit une bonne partie de l’œuvre.      «L’odyssée des mosaïques de l’église      de Kanakaria», écrivait en 1990 le spécialiste      d’art byzantin allemand, Klaus Gallas, dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, à      son retour d’un voyage dans le nord de Chypre, «ne      représente qu’un seul des milliers d’exemples      d’œuvres disparues qui n’ont pu être reconnues comme      des œuvres d’art volées qu’en de rares      occasions».
 Le fameux monastère byzantin du village de      Kalogrea, connu sous le nom d’Antiphonitis, est devenu le symbole de      la destruction du patrimoine artistique et ecclésial du nord de      Chypre. Ses splendides fresques, qui doivent dater d’une      période qui va du XIIe au XVe siècle, ont été      découpées en petits morceaux pour être vendues à      des collectionneurs privés. L’immense représentation du      Second Avènement ou celle, monumentale, de l’Arbre de      Jessé ainsi que certaines scènes de la vie de Marie sont      désormais définitivement perdues. L’Église de      Chypre n’a réussi à en récupérer que      quelques fragments, tandis que les autres ont disparu dans des collections      privées inconnues. Et lorsqu’ils émergent, ça et      là, dans les stocks des salles de vente occidentales, ce n’est      que le début de longues batailles juridiques pour essayer de les      récupérer et de les restituer à Chypre. Encore faut-il      que l’opération réussisse: en effet, en 1995, un      tribunal hollandais s’est prononcé contre la restitution de      quatre précieuses icônes provenant de l’église      d’Antiphonitis. De même, on peut voir au Collège      d’Art japonais d’Osaka une porte provenant de      l’iconostase de l’église d’Agios Anastasios,      à Péristérona, près de la ville de Famagouste:      les tentatives pour la rapporter à Chypre ont échoué.
 
 
 
Les trente-huit pièces du XIIIe siècle,      volées dans l’église d’Agios Euphemianos, dans le      village de Lyssi, ont eu plus de chance: elles ont été      vendues à la Fondation Menil du Texas, et elles sont      aujourd’hui exposées au musée de la Fondation, à      Houston. Les fresques, qui représentent le Christ Pantocrator et la      Vierge, ont été recomposées et restaurées et      elles devront être restituées à Chypre d’ici 2012      sur la base d’un accord entre l’Église orthodoxe de      Chypre et la Fondation américaine. Mais seules de très rares      icônes ont pu être récupérées parmi les      vingt mille qui ont disparu des églises du nord. Il est      néanmoins arrivé que les Turco-chypriotes eux-mêmes      aient sauvé et restitué à l’Église      orthodoxe de précieuses icônes provenant du nord de      l’île.     |  
 |       |  
 | 
    |  
 |      | 
        | La précieuse fresque du Second Avènement  (XVe siècle) du monastère Antiphonitis, dans le village de Kalogrea 
 |  |  |       |  
 |  
 Le rôle de l’Europe
 Les institutions culturelles du pays essaient      actuellement de sensibiliser l’opinion publique européenne,      dans l’espoir de trouver rapidement une solution permettant de      préserver et de récupérer un patrimoine qui risque      d’être définitivement anéanti. On pourrait      d’ailleurs faire beaucoup, s’il était possible      d’obtenir les autorisations nécessaires pour restaurer les      structures architecturales et les fresques qui se trouvent encore sur place      et les protéger du risque d’écroulement ou de nouveaux      saccages, et si l’on pouvait trouver une solution au contentieux qui      voit la Turquie dénier la propriété de ces      édifices sacrés à l’Église orthodoxe de      Chypre.
 De son côté, l’Europe commence      à répondre. Après la résolution du Parlement de      Strasbourg de juillet dernier, la Commission européenne a      approuvé en décembre dernier le projet d’une      catalogation systématique des monuments religieux du nord de Chypre      et d’une quantification des dommages provoqués par la guerre      et par les saccages, pour procéder à une opération de      restauration et de sauvegarde. Et au cours de la récente visite      à Chypre du président de l’Assemblée      parlementaire du Conseil de l’Europe, René Van der Linden, les      Chypriotes ont offert à la Commission la base de données      déjà réalisée dans les dernières      années en demandant à Van der Linden de faire en sorte que      les chercheurs obtiennent l’autorisation de visiter les cinquante      églises qui se trouvent à l’intérieur des zones      militaires du nord; et ils ont précisé qu’outre les      orthodoxes. devraient aussi participer à ce projet des      représentants de tous les groupes religieux concernés:      catholiques latins et maronites, anglicans, protestants, arméniens      et juifs, propriétaires de leurs lieux de culte respectifs, pour que      chacun puisse contribuer à la restauration et à      l’entretien de ces édifices.
 
 
 
 
Une rencontre inattendue     |  
 |       | 
    |  
 |      | 
        | L’un des trente-cinq fragments des fresques du monastère Antiphonitis (XVe siècle) mis sous séquestre à Munich, restitués aux autorités chypriotes en 1997 et actuellement exposés au musée byzantin de Nicosie 
 |  |  |  
 |       |  
 |  Il se trouve que la visite de Van der Linden a      également contribué à ouvrir un dialogue entre les      responsables religieux de l’île. Le 21 février dernier,      au Ledra Palace Hotel, siège du commandement ONU qui contrôle      la ligne de démarcation entre sud et nord, a eu lieu la      première rencontre officielle entre Chrysostomos II, le nouvel      archevêque orthodoxe de Chypre, et Ahmed Yonluer, chef religieux des      Turco-chypriotes. C’est au président de      l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe que      revient le mérite d’avoir “discrètement”      mis au programme de la visite une question aussi délicate que celle      des églises du nord, un succès qui n’avait rien de      sûr jusque là. L’archevêque a souligné la      nécessité de mettre sur pied une opération de      restauration à grande échelle. Yonluer a fait montre      d’une ouverture prudente, en proposant de commencer par le      monastère Saint-André apôtre, et il a demandé en      échange que soit permis à un hodja, un religieux musulman, de résider en permanence      à l’Hala Sultan Tekke, lieu de pèlerinage populaire parmi les musulmans de      Chypre, qui se trouve sur les rives du lac salé de Larnaka, dans le      sud du pays. Chrysostomos II s’est déclaré prêt      à accepter que le clergé musulman puisse s’installer      dans tous les lieux de culte islamique du sud, mais Yonluer a      préféré réaffirmer la nécessité      d’une politique des petits pas. Quoiqu’il en soit, il      s’est agi d’une rencontre cordiale. L’archevêque a      déclaré qu’il avait trouvé chez Yonluer      «un ami inconnu jusqu’ici», et il a ajouté:      «Nous avons tous les deux exprimé notre détermination      à travailler pour la restauration et l’entretien des monuments      religieux des deux parties de l’île».
 Le chemin qui rapprochera la Turquie de l’Europe      ne pourra pas ne pas passer par Chypre, et la question des églises      de l’île pourrait même être pour Ankara une      occasion de convaincre les pays les plus réticents à son      entrée dans l’Union européenne. Il ne s’agit pour      personne d’engager une épreuve de force, mais d’ouvrir      un dialogue sur des questions concrètes. «Le processus      même d’intégration européenne est, par nature, un      processus de paix», commente à ce propos l’ambassadrice      Erato Kozakou-Marcoullis, directrice des Affaires pour la Question      chypriote au ministère des Affaires étrangères de      Nicosie: «C’est pour cela», conclut-elle,      «qu’en dépit des nombreux problèmes non      résolus, je suis optimiste».
 
 
  
 | 
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire