« Du doux pays de Chypre » : reflets de la littérature chypriote à la BULAC
Dans le prolongement de la table ronde « Au-delà de la Ligne verte : les Arts, bâtisseurs du vivre ensemble dans la société chypriote ? », laissez-vous guider par Mariéva Chalvin et Nicolas Pitsos, chargés de collections pour les domaines turc et grec de la BULAC, à travers l’histoire culturelle et littéraire de Chypre et au sein du fonds chypriote de la bibliothèque, une collection unique en France reflétant la diversité linguistique du pays.
Photos : Maxime Ruscio / BULAC
Yurdunu sevmeliymiş insan
yurdunu sevmeliymiş insan
Öyle diyor hep babam
öyle diyor hep babamBenim yurdum ikiye bölünmüş ortasından
Poème de Neşe Yaşın dans sa version originale turque (Sümbül ile Nergis, 1978).
benim yurdum ikiye bölünmüş ortasından
hangi yarısını sevmeli insan?
hangi yarısını sevmeli insan?
Λένε πως ο άνθρωπος πρέπει την πατρίδα ν’ αγαπά
λένε πως ο άνθρωπος πρέπει την πατρίδα ν’ αγαπά
έτσι λέει κι ο πατέρας μου συχνά
έτσι λέει κι ο πατέρας μου συχνάΗ δική μου η πατρίδα έχει μοιραστεί στα δυο
traduction en grec
η δική μου η πατρίδα έχει μοιραστεί στα δυο
ποιο από τα δυο κομμάτια πρέπει ν’ αγαπώ;
ποιο από τα δυο κομμάτια πρέπει ν’ αγαπώ;
Il paraît qu’il faut aimer son pays
Il paraît qu’il faut aimer son pays
C’est ce que dit toujours mon père
C’est ce que dit toujours mon pèreMon pays est coupé en deux
traduction en français par Mariéva Chalvin
Mon pays est coupé en deux
Laquelle de ces moitiés doit-on aimer ?
Laquelle de ces moitiés doit-on aimer ?
Ode à la réconciliation chypriote, ce poème de Neşe Yaşın a été mis en musique par le compositeur Marios Tokkas.
La période antique
En raison de son emplacement géographique, l’île de Chypre a toujours été un point de rencontre de différentes cultures. Influencée dans un premier temps par la civilisation minoenne, l’île voit l’installation de comptoirs mycéniens puis phéniciens, donnant lieu à une mosaïque humaine et culturelle. Passée sous la domination assyrienne, Chypre connaît une brève période d’indépendance au tournant du VIe siècle av. J.-C., avant de tomber dans l’orbite de l’influence égyptienne puis de passer sous la domination perse. C’est pendant cette période que voit le jour et se diffuse l’arcadochypriote, un dialecte du grec ancien également parlé en Arcadie (dans le Péloponnèse) et en Pamphylie (dans la partie sud-ouest de la Turquie de nos jours)1.
La période byzantine, franque et vénitienne
Entrée dans l’œkoumène des royaumes hellénistiques, l’île se romanise progressivement tout en se christianisant. Intégrée dans l’Empire romain d’Orient (plus largement connu sous le nom d’Empire byzantin), elle est conquise par les croisés de la deuxième croisade, dirigés par Richard Cœur de Lion en 1191. Ce dernier lègue Chypre à la dynastie des Lusignans, originaire du Poitou2. L’île reste entre leurs mains jusqu’en 1489, date à laquelle elle est annexée dans l’empire maritime de la Sérénissime3. Le dialecte gréco-chypriote moderne élaboré pendant cette période n’est pas une évolution de l’arcadochypriote, mais de la koinè, le grec de l’époque hellénistique.
Les prémices de la littérature chypriote moderne d’expression hellénophone commencent à se manifester durant la période médiévale. L’adaptation en dialecte chypriote de récits romanesques tels que Διήγησις Απολλωνίου της Τύρου (Récit d’Apollon de Tyr) en témoigne. Au milieu du XVe siècle, Léonce Machairas rédige sa Chronique de Chypre, dont la BULAC conserve une édition bilingue de 1882, avec le texte original en grec (Χρονικον κυπρου) et sa traduction en français4. De cette période datent aussi des poèmes d’amour conçus en dialecte gréco-chypriote, influencés par les courants littéraires de la Renaissance italienne et plus particulièrement par l’œuvre de Pétrarque5.
La période ottomane
En 1571, les Vénitiens sont chassés par les Ottomans, qui deviennent les maîtres de l’île6. Au cours de cette séquence historique qui s’étend jusqu’en 1878, la société chypriote s’organise autour du concept du millet. Ce terme désigne la formation de communautés sur la base d’appartenance religieuse, de sorte à ce que la vie sociale de chaque sujet ottoman chypriote soit définie par son intégration au sein d’un millet et à l’intérieur d’une corporation professionnelle. Deux communautés confessionnelles sont majoritairement représentées, celle regroupant des chrétiens du rite byzantin et celle réunissant des musulmans. Les frontières entre les deux communautés n’étant pas étanches, on constate le phénomène de bi-confessionnalisme, chez des Chypriotes qui se proclament chrétiens lorsqu’ils doivent assurer le service militaire (réservé aux musulmans) et musulmans lorsqu’il s’agit de payer des taxes supplémentaires dues par les non-musulmans.
Jusqu’au début du XIXe siècle au moins, la plupart des tensions sur l’île semblent plutôt émaner des revendications sociales et économiques (révoltes urbaines ou insurrections paysannes contre les fardeaux fiscaux) que d’une quelconque rivalité intercommunautaire fondée sur des critères d’appartenance religieuse. Le nombre de villages mixtes7 et l’existence de conseils où les membres sont élus à partir de listes conçues sans distinction de religion sont une preuve supplémentaire de la bonne qualité des relations intercommunautaires sur l’île8.
À l’époque ottomane, la littérature turcophone sur l’île est surtout de la poésie classique, dite du « Divân ». À la fin du XVIIe siècle, le tekke (couvent) de la confrérie mevlevie (ordre musulman soufi fondé au XIIIe siècle par Jalal al-Din Rumi, aussi dit Mevlânâ) à Lefkoşa et le tekke Hala Sultan de Larnaca sont des centres culturels et littéraires importants qui forment les premiers poètes turcophones de l’île. La plupart des poètes d’expression turque restent liés au mevlevisme jusqu’à la première moitié du XXe siècle. Le plus ancien que l’on connaisse est Siyahi Dede. Esrar Dede, dont la BULAC possède un recueil (Dīvān-ı belāġat ʿünvān-ı Esrār Dede Efendi), est également un autre poète soufi reconnu. Mais le plus réputé est le mufti Hasan Hilmi Efendi (1782-1847), qui n’est pas représenté à ce jour dans les collections de la BULAC.
L’héritage littéraire grécophone de cette période comprend des ouvrages tels que le récit du pèlerinage à Jérusalem, à la fin du XVIe siècle, de Markantonis Degkrès, un Chypriote de confession chrétienne (Proskynitarion ton Ieorosolymon) ou encore l’histoire chronologique de l’île de Chypre9 rédigée par l’archimandrite Kyprianos et imprimée à Venise en 1788 par l’imprimerie fondée par Nikolaos Glykys10.
En 1847, le premier roman de la littérature chypriote grécophone de l’ère moderne est publié à Athènes. Il s’agit de Θέρσανδρος (Thersandros) d’Epameinondas Fragkoudis. Né à Lemesos, il poursuit ses études à l’Académie Ionienne de Corfou. De retour à Chypre, il est nommé directeur de l’École grecque de Nicosie avant d’aller à Constantinople où il devient rédacteur du journal Τηλέγραφος του Βοσπόρου (Tilegraphos tou Vosporou). Parti s’installer à Bucarest, il continue sa collaboration avec plusieurs journaux grécophones, tels qu’Αμάλθεια (Amaltheia) de Smyrne, Νέα Ημέρα (Nea Imera) à Trieste ou I’Ενωσις (Enosis) à Ermoupoli11.
La période de l’administration britannique
1878 marque le début de l’ère britannique pour l’île. Pourtant, l’île ne devient officiellement colonie britannique qu’après la fin de la Grande Guerre. L’administration coloniale britannique ne remet pas fondamentalement en cause le système du millet ottoman12. Elle ne fait qu’y greffer sa propre politique de « Divide and Rule », en institutionnalisant les différences ethno-religieuses. En témoignent d’une part la mise en place d’un conseil législatif dont la composition est redevable du poids démographique de chaque communauté confessionnelle, et d’autre part la conception d’un système scolaire séparé avec des écoles en langue grecque et des écoles en langue turque. C’est pendant cette période que des velléités indépendantistes voient le jour, surtout parmi les Chypriotes grécophones13.
De leur côté, les Chypriotes turcophones commencent, dans les années 1930, à s’auto-désigner « chypriotes turcs », sous l’influence des idées nationalistes-kémalistes. Ces entreprises identitaires se heurtent au parti communiste chypriote qui tient un discours anticolonialiste tout en refusant les clivages ethno-religieux. Une partie des Chypriotes grécophones partisans de l’Enossis (c’est-à-dire du rattachement de l’île à l’Etat grec) répondent à l’intransigeance britannique avec la création au mois d’avril 1955 d’une organisation, l’EOKA (Εθνική Οργάνωση Κύπριων Αγωνιστών = Organisation nationale des combattants chypriotes), sous le commandement d’un vétéran de la guerre civile grecque, le colonel Grivas14.
Afin de contrecarrer l’influence de ce mouvement insurrectionnel composé de Chypriotes grécophones, les Anglais décident de mettre en place une force de police auxiliaire, essentiellement composée de Chypriotes turcophones, réputés loyaux à la Couronne. À partir de ce moment, des policiers chypriotes turcophones et des membres de l’EOKA vont fatalement s’affronter.
De son côté, la Turquie revient sur le règlement de la question chypriote, en proposant une division de l’île (Taksim) comme alternative à l’Enossis. Pour réaliser ses objectifs géopolitiques, Ankara assiste la communauté turco-chypriote dans la création d’une organisation paramilitaire, le TMT (Türk Mukavemet Teşkilatı, Organisation de la Résistance turque). Cette organisation est en réalité la réplique de l’EOKA : elle défend la communauté turco-chypriote autant qu’elle la purge de ses membres communistes et anti-nationalistes.
À partir de juin 1958, les affrontements inter et intra-communautaires se multiplient, d’abord à Nicosie, puis dans toute l’île ; on assiste aux premiers déplacements de populations.
La génération de l’entre-deux-guerres est influencée par les courants modernistes et l’éclosion des mouvements sociaux. Regroupés autour de la revue Αβγή (Aurore), les écrivains grécophones de cette période partagent une idéologie progressiste, qui se manifeste aussi bien dans le domaine linguistique et la bataille opposant le grec démotique à une version archaïsante du grec moderne, que dans les débats politiques ou les interrogations esthétiques.
Dans Τζιυπριώτικα τραγούδια(Chansons chypriotes), Dimitris Lipertis brosse le tableau d’une société rurale conservatrice. Glafkos Alithersis est le premier écrivain chypriote à utiliser le grec « standard » pour rédiger ses poèmes. Son recueil Μαθητικά τετράδια(Cahiers d’élève) est publié à Alexandrie en 1957. Tefkros Anthias, quant à lui, est persécuté par l’administration britannique, à la fois pour ses idées marxistes et son action anti-coloniale. Dans son Ημερολόγιο C.D.P. (Journal intime C.D.P.), il retrace son expérience d’incarcération sous le régime britannique. La lutte pour l’indépendance et pour le changement social sont des sujets présents dans l’œuvre de Thodosis Pieridis (1908-1968), Kypriakī symfōnia (1956).
Un autre représentant de cette période, Giorgos Filippou Pieridis, raconte dans son roman Οι Βαμβακάδες (Les marchands de coton) le dur labeur des ouvriers du coton à Alexandrie, où il a grandi et travaillé dans des sociétés de commercialisation de ce produit pilier de l’économie égyptienne suite aux réformes introduites par Méhémet Ali.
Nikos Nikolaïdis, auteur de l’ouvrage Πέρ’ απ’ το καλό και το κακό, traduit en français sous le titre Par-delà le bien et le mal, explore dans son œuvre les zones d’ombre de l’inconscient, tout en étudiant en parallèle, dans la vie de ses personnages, les effets dévastateurs d’un environnement social déprimant. Avec sa nouvelle Ο Αγνωστος (1944), Nikos Vrachimis introduit le monologue intérieur dans la littérature chypriote. Loukis Akritas (1909-1965), proche du président Makarios, publie en 1936 Ο Κάμπος (Le champ), roman inspiré de ses propres expériences de la plaine de Messaoria, brossant un tableau réaliste des conditions de vie des paysans pendant la première période de l’occupation britannique.
Kaytaz-zâde Mehmed Nâzım Efendi (1857-1924), quant à lui, est non seulement poète, mais aussi l’auteur de deux romans dont Yâdigâr-ı Muhabbet (le premier roman chypriote en turc, publié pour la première fois en 1894) et d’une pièce de théâtre.
Les chypriotes turcophones, à la suite de la Turquie, commencent à utiliser l’alphabet latin à partir de 1929, mais publient très peu entre 1923 et 1955 en raison de la répression anglaise. Dans les années 1930 et 1940, des auteurs tels que Hikmet Afif Mapolar (poète, nouvelliste et romancier très prolifique, auteur de Potuğun pembesi et Mermer kadın), Pembe Marmara, Urkiye Mine Balman ou encore le poète Osman Türkay commencent cependant à écrire.
C’est dans les années 1950 que l’on voit émerger Özker Yaşın, Taner Baybars, Kutlu Adalı (qui fut d’abord nationaliste turc, puis partisan d’une identité chypriote dépassant le clivage grec-turc et qui fut assassiné pour cela), Neriman Cahit ou encore Fikret Demirağ.
La période de la République chypriote
Dans ce contexte de confrontations intercommunautaires et intracommunautaires, les gouvernements britannique, grec et turc signent l’accord de Zurich qui prévoit l’indépendance de l’île. En août 1960, Chypre devient un État indépendant mais sous tutelle. La constitution de ce nouvel État est imposée par les trois puissances garantes, la Grande-Bretagne, la Grèce et la Turquie, sans consultation directe des citoyens chypriotes. Elle pérennise la séparation des deux communautés en deux corps électoraux distincts. Les uns élisent le président, les autres le vice-président, sans que cela puisse donner lieu à des négociations de type transversal, susceptibles de favoriser des alliances fondées sur la proximité idéologique et non sur des « identifications » ethno-religieuses.
L’organisation politique de la nouvelle République ainsi conçue et mise en place montre assez vite ses limites et se heurte à des revendications antagonistes des deux communautés. Les dysfonctionnements institutionnels et les affrontements intercommunautaires se multiplient.
Makarios, le premier président chypriote élu, soutient tout au long de cette période la position de l’indépendance complète et sans conditions ou attaches privilégiées à un pays quelconque. Il essaye de rapprocher les communautés gréco-chypriote et turco-chypriote et se prononce de manière claire et nette contre l’Enossis. En revanche, des bandes armées organisées par Grivas attaquent de nouveau, à partir de 1967, des villages chypriotes turcophones. Dans un tel contexte, la Turquie se prépare à intervenir.
Le prétexte est donné en juillet 1974, quand la garde nationale chypriote et l’armée grecque cantonnée dans l’île renversent l’archevêque Makarios, suite à un coup d’état fomenté et orchestré par la junte grecque. Conformément à l’accord de 1959, le gouvernement d’Ankara intervient. Suite à une deuxième invasion turque en août, la ligne verte ou ligne Attila, qui désigne désormais la ligne de démarcation entre les deux parties de l’île, est tracée. Elle est suivie d’un déplacement de populations grécophones vivant dans le Nord vers le Sud et l’inverse pour des populations turcophones15.
Suite à cette division géographique et territoriale survient la division politique avec la proclamation en 1983 de la République turque de Chypre du Nord, que seule la Turquie reconnaît.
Une division supplémentaire voit le jour au niveau symbolique, comme le constate l’anthropologue chypriote Yiannis Papadakis16. Celui-ci observe, au sein des deux communautés, une construction nationaliste du passé associée à une mémoire sélective concernant les séquences traumatisantes des années avant et après l’invasion de 1974.
Malgré leurs représentations et perceptions divergentes de l’histoire, les deux communautés entament des négociations sous l’égide de l’ONU dès le lendemain de 1974, afin d’arriver à réaliser la réunification de l’île sur le principe d’un État fédéral bi-communautaire et bi-zonal17. En 2004, la République de Chypre adhère officiellement à l’Union européenne. Les négociations pour une solution viable de la « question chypriote » se poursuivent18.
Les expériences traumatisantes des tensions intercommunautaires, du coup d’État et de l’invasion turque ou du déplacement forcé de populations sont des sujets récurrents dans la littérature chypriote d’expression grécophone. Nikos Kranidiotis (1911-1997), proche du président Makarios et co-éditeur de la revue Κυπριακα γραμματα (Lettres chypriotes), fait partie de cette génération19. Giórgos Filíppou Pierídis (1904-1999) évoque la tragédie de la division de l’île dans son œuvre Ο καιρός της δοκιμασίας (Le temps de l’épreuve) (1978). Kyriákos Charalampídīs (1940-….) met en avant le drame des personnes portées disparues dans Θόλος (Tholos, 1989). Pour sa part, Lina Solomidou (1924-2008) essaie de reconstituer les événements du coup d’État et de l’invasion turque à travers des entretiens avec les témoins. Rina Katselli, première femme chypriote à siéger au Parlement, aborde la question des personnes déplacées dans Πρόσφυγας στον τόπο μου (Réfugié dans mon propre pays). De son côté, Manos Kralis (1914-1989) parle des conséquences tragiques de l’invasion dans son ouvrage Γεύση Θανάτου (Gefsi Thanatou, 1974).
Au-delà des traces de la question chypriote, les écrivains explorent les chemins de l’écriture elliptique ou de la narration polycentrique, à l’instar d’Ivi Meleagrou (1928-2019) dans Ανατολική Μεσόγειος (Méditerranée orientale) (1969). Enfin, le poète et écrivain prolixe Kṓstas Montīs (1914-2004) mêle dans son œuvre Ο αφέντης Μπατίστας και τ΄άλλα (Le seigneur Battista et autres destin) des éléments autobiographiques et historiographiques avec des récits et des légendes populaires.
Collections de la BULAC, cote BIULO BR.G.3021. Ce poème de Kṓstas Montīs (traduit ci-dessous) fait référence à la lutte anticoloniale à Chypre sous administration britannique.
Et tout d’un coup la liberté
nous prit aux épaules
et sans hésiter, nous nous sommes jetés
sur la pente ardue.
Kṓstas Montīs, « Révolution chypriote ».
Dans les années 1960, dans le contexte d’une société militarisée et sans liberté d’expression, la poésie turcophone est marquée par deux courants principaux : les « poètes abstraits » – influencés par le courant turc du « second renouveau » (ikinci yeni), le dadaïsme et le surréalisme, et dont les figures de proue sont Kaya Çanca, Fikret Demirağ ou encore Mehmet Kansu (également auteur d’essais et de nouvelles) -, s’opposent à la poésie nationaliste, représentée notamment par Özker Yaşın. Cette seconde école produit des poèmes au ton épique, héroïque, souvent romantique, ayant souvent recours à une rhétorique du « nous » contre « eux ». On y trouve certains motifs récurrents tels que la Turquie comparée à une mère, ou encore l’évocation d’Erenköy (Tilirga), où les chypriotes turcs (y compris certains étudiants revenus spécialement de Turquie pour cela, comme le poète Süleyman Uluçamgil) se sont battus contre les chypriotes grecs.
Hikmet Afif Mapolar, qui continue à écrire, et Numan Ali Levent sont d’autres poètes marquants des années 1960.
Le titre en turc, Sınırdışı saatler, est transcrit dans l’alphabet grec, Σηνηρδησ̇ι Σαατλερ.
Les années 1970 voient l’avènement de la « poésie socialiste », dont le principal représentant est Fikret Demirağ. Deux autres poètes importants de cette période sont Osman Türkay, qui écrit aussi en anglais, et Zeki Ali.
Après 1974 apparaît un « front du rejet » contre la partition de l’île, le militarisme et le nationalisme turc, dont font notamment partie Neşe Yaşın (Rose falling into night), Mehmet Yaşın (dont la BULAC possède un recueil de poèmes en langue originale, ainsi que le roman Sınırdışı saatler et deux recueils traduits en français : Constantinople n’attend plus personneet La rencontre de Sapho et Rûmî), Hakkı Yücel et Filiz Naldöven (dont un recueil de poésie intitulé Mağma mavera est disponible à la bibliothèque, et qui écrivait aussi des pièces de théâtre). Ces poètes défendent une identité chypriote, plutôt qu’une identité turque ; paradoxalement, ils ont plus de succès en Turquie que leurs prédécesseurs. Ils influencent également Fikret Demirağ. Cependant, la plupart des autres écrivains et poètes de cette décennie emploient encore une tonalité nationaliste.
Dans les années 1980 émergent Özden Selenge, qui écrit sur la disparition de la vie rurale, Feriha Altıok, Ümit İnatçı, et Tamer Öncül.
Les « poètes hybrides » de la décennie suivante, nés après la partition de Chypre, souffrent encore cependant de ses conséquences. Leur poésie est anarcho-érotique ; ils revendiquent une certaine hybridité et rejettent les étiquettes nationales. On trouve notamment parmi eux Gür Genç (Yolyutma, Yağmur yüzünden), mais également Jenan Selçuk (Haz, Kaza), Faize Özdemirciler (Rumca Küstüm Türkçe Kırıldım) et Rıdvan Arifoğlu.
À partir du milieu des années 1990, Bekir Kara commence à publier des pièces de théâtre, des nouvelles et un roman (Unutma – Bellekteki izler). C’est aussi à cette période que paraissent les premiers romans de Mehmet Yaşın et Derviş Zaim (ce denier, auteur de Ares harikalar diyarında et Rüyet, est également cinéaste20) ainsi que deux recueils de poèmes de Raşit Pertev : Gür Yapraklar Işıklar İçinde et Kâni-Veran. Cette dernière œuvre, entièrement écrite en parler turco-chypriote populaire et illustrée de photographies anciennes, évoque la ville de Larnaca pendant la guerre de 1964-1974. Pertev est également romancier, nouvelliste et dramaturge.
Aujourd’hui, les auteurs turcophones les plus reconnus à Chypre sont Emre İleri, Senem Gökel (poésie), Mehmet Arap (nouvelle), Cengiz Erdem (roman) alors que du côté grécophone, on peut évoquer les noms de Elli Paionidou (poétesse), Tefkros Michailidis (romancier), Rina Katselli (écrivaine de pièces de théâtre) ou Kyriakos Charalambidis (poète).
Quel classement pour la littérature chypriote à la BULAC ?
Comment classer ces œuvres littéraires dans une bibliothèque comme la BULAC, où les critères linguistiques recoupent parfois les critères géographiques ? Les deux langues principales de l’île étant le grec et le turc (avec l’anglais comme troisième langue officielle, car l’île fait partie du Commonwealth), ces ouvrages auraient pu être intégrés respectivement dans les domaines grec (15GR) et turc (23TR), selon un découpage linguistique. La BULAC a cependant opté pour un classement majoritairement géographique de ses collections et un fonds chypriote a été constitué, dont les ouvrages en libre accès sont cotés 15CY21.
Ces considérations taxonomiques soulèvent la question de la définition même de la littérature chypriote. Une œuvre relève-t-elle de la littérature chypriote lorsqu’elle est écrite par un natif de Chypre ? Lorsqu’elle est publiée à Chypre ? Qu’en est-il lorsque l’auteur est originaire de Turquie mais réside depuis longtemps à Chypre, comme Burcu Karagöz ? Et que penser de Taner Baybars, locuteur natif du turc, né à Chypre mais ayant vécu la plus grande partie de sa vie hors de l’île et ayant écrit en anglais, ou de Tefkros Michailidis, né à Chypre mais installé depuis longtemps en Grèce ? À l’occasion de la préparation de la table ronde de mai 2019 intitulée « Au-delà de la Ligne verte : les Arts comme bâtisseurs du vivre ensemble dans la société chypriote ? » et de la rédaction de ce billet, il est d’ailleurs apparu que des œuvres d’auteurs chypriotes turcophones avaient été cotées en 23TR et des œuvres d’auteurs chypriotes grécophones en 15GR.
Profil éditorial des 55 titres de littérature chypriote présents en libre accès sous la cote 15CY22
Littérature chypriote grécophone cotée 15CY
langue de publication | lieu d’édition | ||
français-grec | 19 | Besançon | 15 |
grec | 8 | Athènes | 6 |
français | 5 | Nicosie | 5 |
anglais | 1 | Nancy | 3 |
grec-anglais | 1 | Paris | 2 |
Montpellier | 2 | ||
Sèvres | 1 |
Littérature chypriote turcophone cotée 15CY
langue de publication | lieu d’édition | ||
turc | 18 | Nicosie | 11 |
anglais | 1 | Famagouste | 6 |
français | 1 | Istanbul | 4 |
Ankara | 2 | ||
Saint-Pourçain-sur-Sioule | 1 |
L’analyse statistique de la collection littéraire chypriote de la BULAC mériterait deux commentaires supplémentaires.
D’une part, on constate une présence importante de traductions en français depuis l’œuvre originale en grec et d’éditions bilingues en grec et en français. Ce phénomène est dû en grande partie à l’activité éditoriale de la maison Praxandre (du nom du fondateur légendaire de la ville de Kyrenia/Girne) à Besançon et aux travaux d’Andreas Chatzisavvas, professeur de littérature chypriote à l’Université de Nancy.
D’autre part, les essais et anthologies en rapport avec la littérature chypriote se focalisent très souvent uniquement sur la composante hellénophone de cette création. Il est vrai que la diffusion des œuvres des auteurs chypriotes d’expression turque est rendue difficile par le contexte géopolitique et l’enclavement de la partie nord de l’île, majoritairement turcophone ; elles sont donc peu connues en dehors de Chypre et de la Turquie, et passent d’abord par cette dernière lorsqu’elles s’exportent. De nombreux chypriotes turcophones sont d’ailleurs directement publiés par des maisons d’édition basées en Turquie.
Enfin, la présence dans les collections de la BULAC d’un ouvrage tel que Σύγχρονοι Τουρκοκύπριοι ποιητές : Απόπειρα επικοινωνίας (Poètes contemporains turco-chypriotes : tentative de communication), proposant des traductions en grec de poèmes écrits par des poètes chypriotes turcophones, reflète la volonté d’une partie de la société chypriote actuelle d’œuvrer en faveur d’une meilleure connaissance mutuelle de la littérature insulaire au-delà des lignes de démarcation et des barrières linguistiques. Ce type d’initiative éditoriale fait prendre conscience à l’ensemble des citoyens chypriotes de la diversité ou au moins de la dualité linguistique de leur patrimoine littéraire.
Cette tendance saurait être un élément fondamental dans le rapprochement entre les deux parties de l’île séparées depuis 1974 par la ligne verte et elle pourrait contribuer à une réunification effective de la société chypriote autour de la notion de chypriotisme, c’est-à-dire d’une conception citoyenne de la nation, en opposition avec des entreprises identitaires basées sur des critères ethno-religieux.
Les gens dans le cas de Chypre, ne doivent pas être compris comme un ethnos, une communauté d’origine, de langue et de culture, mais comme un démos, c’est-à-dire des citoyens dans une démocratie libérale, déjà existante ou en voie de l’être.
Pavlos Tzermias, « A United Cyprus as a Factor of Stability in the Eastern Mediterranean », Mediterranean Quarterly, 8 (1), 1997, p. 29.
Pour aller plus loin
- « …du doux pays de Chypre », une sélection d’ouvrages du domaine chypriote dans le catalogue de la BULAC ;
- la vidéo de la table ronde « Au-delà de la Ligne verte : les Arts comme bâtisseurs du vivre ensemble dans la société chypriote ? » :
Ressources sur la littérature chypriote turcophone
- Neşe Yaşın, « Turkish and Turkish Cypriot poetry », İzinsiz Gösteri, 2006 [en ligne].
- Harid Fedai, « Çağdaş Kıbrıs Türk Edebiyatı », CYPNET’s North Cyprus [en ligne].
Ressources sur la littérature chypriote grécophone
- Une anthologie de la littérature chypriote :
- Premier tome, du XIe au XIXe siècle : Λεύκιος Ζαφειρίου, Αλέξανδρος Μπαζούκης, Γιώργος Μύαρης, Κείμενα Κυπριακής Λογοτεχνίας Τόμος Α ́, Είδος: Ποίηση / Διήγημα, 2015 [en ligne].
- Second tome, au XXe siècle : Λεύκιος Ζαφειρίου, Αλέξανδρος Μπαζούκης, Γιώργος Μύαρης, Κείμενα Κυπριακής Λογοτεχνίας Τόμος B ́, Είδος: Ποίηση / Διήγημα, 2017 [en ligne].
- Voir Charalampos P. Symeōnidīs, Istoria tīs Kypriakīs dialektou : apo ton 7° aiōna pro Christou eōs simera, Leykōsia : Kentro Meletōn Ieras Monīs Kykkou, 2006. [↩]
- Voir Jean Richard, Chypre sous les Lusignans : documents chypriotes des archives du Vatican (XIVe et XVe siècles, Beyrouth : Presses de l’Ifpo, 2014. Les Assises sont rédigées en gréco-chypriote pendant cette période. Ce document est à la fois intéressant du point de vue de l’histoire juridique mais il constitue également une source précieuse pour l’étude du gréco-chypriote au XIVe siècle. À la BULAC, on retrouve une traduction en anglais de l’original. Voir The assizes of the Lusignan Kingdom of Cyprus / transl. from the Greek by Nicholas Coureas, Nicosie, Cyprus Research Centre, 2002. [↩]
- Voir Βάσος Καραγιώργης, Λουκία Λοΐζου-Χατζηγαβριήλ, Χρύσα Μαλτέζου, Κύπρος : πετράδι στο στέμμα της Βενετίας (Chypre : joyau de la couronne de Venise), Leukōsia : Fondation Anastasios G. Leventēs, 2003. [↩]
- On trouve un manuscrit de cette chronique dans les collections de la Bibliothèque Marciana à Venise. [↩]
- Voir Thémis Siapkaras-Pitsillidès, texte établi et traduit avec le concours de Hubert Pernot, Le pétrarquisme en Chypre : poèmes d’amour en dialecte chypriote d’après un manuscrit du XVIe siècle, Paris : Société d’édition Les Belles lettres, 1975. [↩]
- Mehmet Mahfuz Söylemez, Ibrahim Çapak et Halil Ortakcı (dir.), Osmanlı döneminde Kıbrıs : actes du colloque international, Osmanlı döneminde Kıbrıs, 2015, Istanbul : Bağcılar Belediyesi, 2016. [↩]
- Il y avait 346 villages en 1891 selon Richard A. Patrick dans son ouvrage Political geography and the cyprus conflict, 1963-1971, University of Waterloo, 1976, p.12. [↩]
- Voir Hakan Yavuz, « The evolution of ethno-nationalism in Cyprus under the ottoman and british systems », Cyprus review, 1994, p. 57-79. [↩]
- Cyprianus, Ιστορία της Κύπρου (Histoire de Chypre), Venise, 1788, collections de la BULAC, cote BULAC RES MON 4 1182. [↩]
- Né à Yanina en 1619, Nikolaos Glykys vient s’installer à Venise en 1647 afin de poursuivre ses activités commerciales. Après avoir racheté l’imprimerie d’Orsino Albrizzi, il acquiert l’apanage de l’impression d’ouvrages importants en langue grecque. Son sceau est formé d’une abeille entourée des initiales de son prénom (N) et de son nom de famille (ΓΛ). [↩]
- Voir le billet de Nicolas Pitsos sur la presse grécophone comme presse allophone. [↩]
- Comme l’explique Athanassia Anagnostopoulou dans son article « Chypre de l’ère ottomane à l’ère britannique (1839-1914), le rôle de l’Eglise orthodoxe chypriote », Etudes balkaniques, 1998, 5, p. 147, l’administration coloniale s’appuie même sur l’Eglise pour contrer l’influence du parti communiste chypriote fondé en 1926 et interdit en 1933, qui renaît sous le nom d’AKEL (Ανορθωτικό Κόμμα του Εραζόμενου Λαού, Parti réformateur des travailleurs) en 1939. [↩]
- Pour une « lecture » britannique des événements de cette période, notamment pendant les années 1950, voir les mémoires de Lawrence Durrell, l’écrivain et diplomate britannique qui assumait à Nicosie le poste d’officier chargé des relations publiques du Royaume-Uni. Lawrence Durrell, Citrons acides, Paris : le Livre de poche, 1994. [↩]
- Né à Chypre mais formé en Grèce et officier de l’armée grecque, le colonel Grivas est l’ancien chef de l’organisation d’extrême droite X farouchement anticommuniste, qui a joué un rôle obscur pendant l’Occupation et la guerre civile. [↩]
- Voir Jacques Lacarriere, Voúla Loúvrou (trad.), Λευκωσία : η νεκρή ζώνη(Nicosi : zone morte), Athī́na, Ekdóseis Olkós, 2003. [↩]
- Rebecca Bryant, Yiannis Papadakis, Cyprus and the politics of memory : history, community and conflict, London, New York : I.B. Tauris, 2012. [↩]
- Ces démarches sont relayées par plusieurs acteurs au sein de la société civile. Voir Alexandre Lapierre, Les dynamiques du rapprochement communautaire à Chypre depuis 1974, 2016. [↩]
- Andrekos Varnava and Hubert Faustmann, Reunifying Cyprus : the Annan Plan and beyond, London : I.B. Tauris, 2009. [↩]
- Voir Nikos Kranidiotis ; éd. bilingue sous la dir. d’Andréas Chatzisavas, Le capitaine Panagos : et autres nouvelles, Nancy : Presses universitaires de Nancy, 1994. [↩]
- Avec son ami, le réalisateur chypriote grécophone Panikkos Chryssanthou, ils se sont engagés dans un cinéma de réconciliation et de fraternisation entre les deux parties de l’île. [↩]
- Le fonds chypriote de la BULAC compte plus de 750 documents comprenant notamment des récits de voyage, pour le fonds ancien, mais aussi des ouvrages d’histoire, de linguistique, de sciences politiques ainsi que des œuvres littéraires. On y trouve également des guides touristiques, des monographies illustrées et diverses ressources en sciences humaines et sociales. [↩]
- Données recueillies en avril 2020. [↩]
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