sur https://www.taurillon.org/
par
La fin d’année 2020 se trouve bien chargée pour la petite île de Chypre. La pandémie ne l’ayant pas épargnée, la réponse y a été rapide et plutôt efficace mais a attisé quelques tensions lors de la fermeture complète de la Ligne Verte, la division qui sépare la partie sous contrôle de la République de Chypre et le nord qui échappe à son contrôle. Puis à la fin de l’été, les tensions autour des hydrocarbures dans la Méditerranée orientale se sont accentuées en touchant directement à la Grèce alors qu’elles affectent Chypre depuis près de deux ans déjà. Puis le 18 octobre s’est joué le deuxième tour de l’élection présidentielle en République Turque de Chypre du Nord (RTNC – l’état auto-proclamé au nord de l’île qui regroupe la quasi-totalité des Chypriotes turcs) où le président sortant favorable à une solution fédérale, Mustafa Akıncı, a été battu par Ersin Tatar, candidat pro-Turquie. Enfin, depuis cette élection, le président turc Erdoğan affirme sa position intransigeante sur le processus de paix.
L’île de Chypre est principalement habitée par deux communautés : les Chypriotes grecs, hellénophones et principalement orthodoxes (entre 70 et 80% de la population totale de l’île), et les Chypriotes turcs, turcophones et musulmans ou laïques (entre 20 et 30% de la population). Lorsque Chypre a obtenu son indépendance en 1960, le pouvoir dans la nouvelle République de Chypre était partagé entre les deux communautés. Cette situation n’a pas duré et a vite dégénéré en guerre civile dès 1963. Cette situation a perduré jusqu’en 1974 quand la dictature des colonels en Grèce a piloté un coup d’État à Chypre pour forcer son intégration à la Grèce. Le 20 juillet de la même année, la Turquie lance une opération militaire pour rétablir l’ordre constitutionnel en appliquant le Traité des Garanties signé en 1960 entre la Grèce, le Royaume-Uni et la Turquie en parallèle du traité d’indépendance. Puis le 14 août lance une seconde opération dans le but de conquérir le nord de l’île. La séparation n’est pas que militaire et les populations se séparent dans un contexte de violences extrêmes de chaque côté. Au sud, la République de Chypre maintenant quasi-exclusivement peuplée de Chypriotes grecs, et au nord la Communauté Chypriote turque qui en 1983 déclare unilatéralement son indépendance sous la République Turque de Chypre du Nord (RTCN). Entre les deux, la Ligne Verte, zone démilitarisée administrée par l’ONU.
Le balancier du processus de paix à Chypre
Jusqu’en 2003, la Ligne Verte était complètement fermée mais suite à une situation économique désastreuse pour le pouvoir en place en RTCN, le président chypriote turc Rauf Denktaş, qui avait proclamé la RTCN en 1983, décide d’ouvrir un point de passage à Nicosie. La pression ne retombe pas et en 2005 il ne se représente pas à sa propre succession comme il l’avait pourtant fait avec succès depuis 1976. C’est le début du balancier. Promoteur d’une politique pro-turc, il est remplacé en 2005 par Mehmet Ali Talat, ouvertement favorable à une solution fédérale à Chypre après l’adhésion de la République de Chypre à l’UE en 2004, sans les Chypriotes turcs. Pendant son mandat de 5 ans, aucun progrès concret n’est atteint pour trouver une solution pérenne à Chypre et il perd les élections de 2010, battu par Derviş Eroğlu, successeur de Denktaş à la tête du principal parti nationaliste pro-turc, l’UBP.
Mais le balancier continue. Les Chypriotes turcs décident de mettre fin au statu quo qui les prive d’existence juridique et les laisse en dehors de l’UE. Ils élisent donc en 2015 Mustafa Akıncı, un nouveau candidat favorable à une solution fédérale. De nouvelles négociations sont lancées en 2017 et aboutissent presque à une solution, le refus catégorique de la Turquie de retirer ses 35 000 soldats stationnés en RTCN fait s’effondrer les négociations. L’élection présidentielle qui a eu lieu cette année en RTCN semblait, début 2020, pouvoir ralentir le balancier et donner plus de temps à Akıncı. Après des semaines de délais dues à la pandémie, le président sortant est finalement battu par Ersin Tatar, candidat de l’UBP.
Il est important de savoir que dans le système politique semi-présidentiel de la RTCN, le Président n’a que peu de pouvoirs par rapport au Premier Ministre élu par l’Assemblée de la République. Le rôle principal du Président est de représenter la Communauté Chypriote turque, notamment dans les négociations pour trouver une solution à la question chypriote. C’est pourquoi ces élections sont importantes dans le contexte des difficultés à trouver une solution puisqu’elles indiquent l’opinion général vis-à-vis des résultats obtenus, ou plus généralement, des échecs.
Le retour affirmé de la politique de Taksim
Le deuxième tour de cette élection a eu lieu dans un contexte de tensions renforcées en Méditerranée orientale entre la Turquie et l’Union européenne, notamment la Grèce et Chypre. Ne reconnaissant que la RTCN sur l’île de Chypre, la Turquie refuse de reconnaître la ZEE de la République de Chypre. [Elle envoie donc régulièrement des navires d’exploration pour y exploiter les ressources en hydrocarbures=https://www.taurillon.org/forages-gaziers-au-large-de-chypre-vers-une-escalade-des-tensions-ue]. C’est une des raisons pour laquelle Ankara a tout intérêt à maintenir en RTCN un pouvoir pro-turc qui refuse une solution négociée à la question chypriote qui forcerait la Turquie a reconnaître la ZEE du nouvel état.
Depuis la lutte pour l’indépendance de Chypre, le concept de « Taksim » s’est développé pour protéger la communauté chypriote turque de la volonté des Chypriotes grecs d’intégrer la Grèce qui risquait de mener à une expulsion des Chypriotes turcs de l’île. « Taksim » signifie séparation en turc et la politique qui porte son nom vise à séparer les deux communautés sur l’île de Chypre, chacune ayant son propre État. La notion de « Taksim » s’est donc réalisée de facto en 1974 bien que juridiquement la RTCN n’est pas reconnue et la situation est considérée comme transitoire jusqu’à une solution pérenne. Mais le 15 novembre dernier, Erdoğan a fait une visite d’État fortement critiquée (car illégale selon le droit international qui prohibe toute reconnaissance de la RTCN) auprès de Tatar qu’il a lourdement soutenu pendant l’entre-deux tours. Lors de cette visite, le président turc a ouvertement annoncé que la seule solution à Chypre est une solution à deux États, ville fantôme laissée intouchée et inaccessible depuis 1974 par l’armée turque. L’ONU a par deux fois voté des résolutions interdisant toute modification au statut de Varosha tant qu’un accord n’est pas trouvé, mais quelques jours avant le second tour de la présidentielle, [Tatar et Erdoğan ont annoncé l’ouverture partielle de la ville=https://www.rfi.fr/fr/europe/20201009-varosha-station-baln%C3%A9aire-fant%C3%B4me-chypre-nord-c%C5%93ur-enjeux].
Une situation précaire entre les mains d’Erdoğan
Fin 2020, Erdoğan a donc multiplié les provocations sur Chypre après avoir ouvertement menacé Akıncı suite à un article de ce dernier critiquant l’opération militaire turque à Afrin en Syrie, avoir fait construire de nouvelles mosquées dans un pays profondément laïque, avoir fait construire un aqueduc de 90km pour approvisionner la RTCN en eau propre malgré des projets bicommunautaires financés par l’UE, avoir encouragé ses partisans Chypriotes turcs à prendre d’assaut la rédaction du journal indépendant Afrika critique de l’occupation turque du nord de Chypre, avoir mené des exercices militaires dans la ZEE de la République de Chypre et avoir fait s’effondrer les négociations les plus abouties depuis 1974. Le président turc ne cache plus sa politique chypriote : il n’envisage rien d’autre que l’indépendance de la RTCN contre l’avis de tous ses partenaires européens et internationaux. La présence de 35 000 soldats turcs au nord de Chypre doublé d’une ingérence politique et économique de plus en plus affirmée bloque complètement la situation et ne présage rien de positif quant à l’avenir du conflit chypriote. Il est maintenant d’autant plus important de se rappeler deux choses.
Premièrement, la situation n’est pas si simple que ne pourraient le faire croire Erdoğan ou la presse européenne. Les habitants de la RTCN sont fortement divisés sur cette question comme en atteste l’élection du 18 octobre. Tatar l’a emporté avec 51,69% des suffrages exprimés, une exception par rapport aux dernières élections généralement remportées dès le premier tour ou avec une marge de 20% entre les candidats au deuxième tour. La communauté est surtout divisée sur son identité : d’un côté ceux qui veulent rejoindre l’Union Européenne à travers la République de Chypre souhaitent une solution négociée au conflit, de l’autre les nationaliste pro-turcs qui profitent du statu quo sur l’île et de leur proximité avec Ankara qui ne veulent pas que la situation ne change. Ce n’est donc pas que l’île de Chypre qui est divisée, mais aussi la communauté chypriote turque.
Deuxièmement, il faut comprendre qu’à Chypre la Turquie occupe militairement et illégalement le territoire de l’Union européenne. Malgré le fait que les négociations se tiennent toutes sous l’égide de l’ONU et que les États ainsi que l’UE considèrent l’ONU comme seule organisation légitime à gérer ces négociations, le conflit chypriote est une question avant tout européenne. La communauté chypriote turque est divisée entre deux modèles qui ne parviennent pas à conquérir le cœur d’une majorité claire et pérenne. La Turquie s’est d’ailleurs défendue de toute ingérence dans les élections présidentielles et arguant que l’UE n’avait juste pas su répondre aux attentes des Chypriotes turcs et les avait « trahis ». Enfin, les négociations ne dépendent pas que de la RTCN et donc de la Turquie, elles dépendent aussi de la République de Chypre qui a souvent utilisé son statut d’État-membre pour se contenter du statu quo et se permettre une certaine intransigeance pendant les négociations.
Le résultat de l’élection présidentielle en République Turque de Chypre du Nord, dans un contexte de tensions accentuées par les provocations d’Erdoğan, est peut-être le dernier mouvement du balancier. La situation n’ayant que peu changée en plus de 15 ans, le président turc a su en profiter pour renverser l’équilibre et changer de stratégie. Peut-être est-il temps que l’Union européenne le fasse à son tour, sinon elle risque de perdre pour de bon une partie de son territoire, de ses citoyens et de sa crédibilité géopolitique.
0 commentaires:
Enregistrer un commentaire